Miam !

Le bœuf bourguignon

Du rapport entre nommer un plat et l'anarchisme au XIXe siècle.

Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde. Et mal nommer un plat peut, en diverses occasions, avoir de fâcheuses conséquences. Imaginons un instant mal commander au restaurant, un serveur mal noter notre commande ou un plat nommé dont la recette fluctue selon le bon vouloir du cuisinier... De quoi gâcher un repas !
Il est même un cas plus rare qui peut vous gâcher une réputation journalistique. C'est celui du complot anarchiste. Heureusement, il est tellement rare qu'il n'est arrivé, à notre connaissance, qu'une seule fois.

Le 25 juin 1892, Le Figaro publie en une colonne et demie un récit palpitant titré Un Complot anarchiste avorté, l'histoire, d'après des renseignements minutieusement exacts, de la tentative d'enlèvement par un groupe d'anarchistes du bourreau Louis Deibler, le 21 juin précédent, à la sortie d'un café. En effet, à cette époque, les anarchistes sont agités, et le plus célèbre d'entre eux, Ravachol, va passer devant les juges de Montbrison pour son second procès. En cas de condamnation à mort, ce sera l'exécuteur en chef qui officiera.

Toute l'affaire est relatée avec force détails et sobrement signée Un témoin. Nous apprenons même que le chef des anarchistes a dîné ce soir-là, pour se forger un alibi, avec deux journalistes à la brasserie du Grand U, d'un [m]enu fort simple, du reste, merlans frits, bœuf à la provençale, dessert et café.

Comme le titre le laisse à penser, la tentative a été infructueuse. En effet, Deibler étant retourné chez lui accompagné d'un ami, les anarchistes n'ont pas tenté leur chance.

L'histoire semble extraordinaire, mais, après tout, les anarchistes assassinent et dynamitent, dont le restaurant Véry quelques temps auparavant, alors un enlèvement, même de l'exécuteur des hautes-œuvres...

Dès le lendemain, de nombreux journaux 1 reprennent Le Figaro. Mais un certain nombre mettent en doute l'histoire de ce témoin. Pour ceux-ci, le côté romanesque rappelle trop Vingt ans après d'Alexandre Dumas, dans lequel les 4 mousquetaires - comme le nombre d'anarchistes dans l'affaire - ont l'idée de sauver Charles Ier en enfermant le bourreau dans la cave de leur auberge. Sans compter que des témoignages bidonnés ont déjà circulé (par exemple, Pini le faux évadé de Guyane) et que les anarchistes sont considérés, certes comme souvent dangereux, mais aussi pas très sérieux ni honnêtes.
Plusieurs journaux tentent de vérifier auprès du premier intéressé mais c'est Le Petit Parisien (édition du 26 juin), qui décroche une interview avec Deibler qui nie avoir fréquenté le moindre café depuis dix jours, et même jamais celui désigné par l'article, ce que confirme à ce même journal les tenanciers.

Mais un seul 2 va faire remarquer un petit détail bien particulier.

Ce journal, c'est Le Temps. Ses journalistes ont un avantage : ils connaissent très bien le Grand U, qui a prétendument accueilli le chef des anarchistes. En effet, cette brasserie est située au rez-de-chaussée de l'immeuble qui les abrite et c'est donc leur cantine.

Photo de la brasserie du Grand Ubrasserie du Grand U surmontée du Temps, photo publiée dans le Ruy Blas, 1er juin 1924

Pour Le Temps (édition du 26 juin 1892), la preuve flagrante que tout est inventé est culinaire. En effet, le Grand U ne propose pas de bœuf à la provençale comme l'indique le témoin du Figaro, et le Chef, cuisinier celui-ci, confirme qu'il n'a préparé ce plat pour personne ce soir-là !

Ainsi, entre le côté rocambolesque inspiré de Dumas, l'interview de Deibler, du tenancier du café, du Chef du Grand U sur l'erreur de plat, la messe semble dite, l'affaire enterrée et Ravachol finira entre les mains de Deibler le 11 juillet 1892. Ne restera plus qu'une tache sur la réputation du Figaro et de ceux qui ont repris sans vérifier... À moins qu'un auteur belge ne vienne relancer l'affaire.

Charles-Marie Flor 3, dit Flor O’Squarr, dans ses Coulisses de l'anarchie 4, reparle donc de cette histoire. Étonnamment, il ne remet pas en cause l'interview de Deibler ou des tenanciers, dont il ne semble même pas avoir connaissance, car c'est sur le bœuf qu'il a décidé d'enquêter.
Pour lui, même si Le Temps a eu tort de douter du témoignage, il ne s'est pas trompé sur l'impossibilité, en ce soir du 21 juin 1892, de manger un plat de bœuf à la provençale à la brasserie du Grand U, puisqu'il s'agissait en fait d'un bœuf à la bourguignonne ! Le Figaro s'était seulement trompé de province.

Malheureusement, Flor O'Squarr n'étaye pas plus ses propos que Le Figaro et l'histoire n'intéressera plus personne ensuite. Ce qui fait que nous ne savons toujours pas ce qu'il y avait au menu ce soir-là !

Voilà une petite anecdote qui, nous l'espérons, servira de leçon : méfions-nous des témoignages, nommons correctement les plats et ne faisons pas confiance à nos collègues anarchistes pour enlever un bourreau.


1 : Nous en avons dénombré plus de 50 du 25 au 28 juin 1892, dont moins de la moitié qui démentent formellement.

2 : Repris ensuite par une petite poignée de confrères.

3 : 1852-1921. Ne pas confondre avec son père, Joseph Charles Flor (1830-1890), qui portait, entre nombreux autres, le même pseudonyme.

4 : Albert Savine, Paris, 1892. p201-202


Sources :

Mortel bourguignon ?

Il est évident que le bourguignon n'est pas le fugu : cuire longuement des morceaux de bœuf dans du vin rouge ne prédestine pas ce plat à soumettre ses dégustateurs à des périls mortels. Pourtant, au début du siècle précédent, les journaux rapportent Une Grave Affaire le concernant.

Le mardi 4 juin 1901, L'Éclair publie ainsi en page 3, dans la colonne Faits divers :

Un bœuf bourguignon
Le bruit courait hier qu'un très grave accident serait arrivé dans un hôpital de la rive gauche. Il paraîtrait qu'un trentaine de femmes hospitalisés à la Salpêtrière auraient subi un commencement d'empoisonnement à la suite du repas du matin où avait été servi du bœuf bourguignon. Une des malades serait morte dans la soirée.

L'histoire est reprise ensuite par quelques quotidiens, dont, en date du 05, Le Petit Sou, qui publie un article plus complet au titre que nous avons empruntés au début :

UNE GRAVE AFFAIRE
Dans un hôpital de la rive gauche. - Un mauvais plat. - Nombreux empoisonnements. - Un décès.

  Grand émoi hier après-midi dans un hôpital de la rive gauche où l'on traite particulièrement les maladies nerveuses.
  Dans la troisième division de cet établissement, dans le service des hospitalisées femmes, on a servi, hier matin, pour le déjeuner, un "bœuf bourguignon", dont l'absorption a eu des suites fâcheuses pour une trentaine de malades.
  Un décès a eu lieu dans la soirée, et l'état de plusieurs malades - une quinzaine - est inquiétant.
  On a pris, à cet hôpital, toutes les précautions possibles pour cacher ce fait et le personnel a reçu l'ordre de ne répondre à aucune des questions qu'on pourrait lui poser sur cette affaire, néanmoins des malades en ont parlé dans la soirée et l'enquête que nous avons faite nous a confirmé les faits.
  Le directeur de l'Assistance publique n'a été, nous dit-on, avisé de ces faits, qu'à une heure très tardive de la soirée. Nous ne doutons pas qu'il ne prescrive une enquête minutieuse afin d'établir nettement les responsabilités.

Et là encore, nous retrouvons de nombreuses reprises plus ou moins à l'identique à travers la presse nationale.

Le boeuf bourguignon était mis en cause, sa réputation allait-elle en prendre un coup ?

Heureusement non, car toujours en date du 05 juin 1, L'Éclair publie un article qui dément ou précise les faits. Et le même jour, Le Petit Journal nous informe de façon plus complète encore :

Fausse alerte
   Le bruit a couru, ces jours derniers, dans le treizième arrondissement, que de nombreux cas d'empoisonnement provoqués par l'absorption d'aliments malsains s'étaient produits à l'hospice de la Salpêtrière. On disait même qu'il y avait des morts et que trente-trois personnes étaient, en outre, à la dernière extrémité. Cette nouvelle était considérablement grossie et en réalité aucun décès ne s'était produit. Si des malades de la division de hospitalisés âgés des deux sexes n'avaient pas été victimes du fait que nous allons raconter, il engagerait plutôt à sourire.
  Il y a quinze jours environ, alors que les premières grandes chaleurs se sont fait sentir, une vingtaine de malades, en proie à de violentes coliques, durent se lever vers dix heures du soir, pressés de s'isoler.
  Ils se trouvèrent bientôt réunis au nombre de trois cents, le visage convulsé, se tenant le ventre, s'interrogeant, s'affolant.
  Ils se croyaient empoisonnés. Les médecins appelés par M. Montreuil, directeur de l'hospice, les rassurèrent.
  Néanmoins, le lendemain, une partie des aliments du repas de la veille fut analysée. On les trouva sains et fort bien préparés.
  M. Ogier, du laboratoire de toxicologie, auquel M. Mourier, directeur de l'Assistance publique, avait demandé une contre-expertise, n'y a trouvé aucune substance nocive.
  Les médecins de l'hospice attribuent tout simplement ces nombreux dérangements aux effets de la chaleur.

D'autres journaux publieront des informations complémentaires ensuite et jusqu'au Petit Sou qui publiera enfin, le 07 juin 1901, un semi-démenti (à signaler que ce journal, opposant farouche à Waldeck-Rousseau, n'était pas toujours le premier à reconnaître ses erreurs... Omnia mutantur, nihil interit).

Le bœuf bourguignon étant mis définitivement hors de cause, il pouvait poursuivre sa carrière de plat simple, roboratif, goûteux et peu onéreux.


1 : Les journaux, pour une date donnée, sortaient la veille au soir, le matin ou le soir même, et pouvaient même avoir plusieurs éditions.


Sources :